Jeux d'enfants
Qu'on ne se méprenne pas sur cet, feinte colère. Pedro a pour son fils des trésors d'indulgence. Les " p'tits morveux ", les enfants de Bab-el-Oued, son en
fait, les rois du quartier.
C'est vrai qu'ils jouent tout le temps au grand air, passionnément, frénétiquement. Ils jouent aux billes, à la toupi ( ils utilisent des noyaux d'abricot pot "
jouer au tas " (il s'agit de démolir d'une certaine distance, avec un noyau projectile, de petits tas de quatre noyaux. Celui qui casse le dernier tas ramasse
tout le paquet), ou " jouer à la boutique " (le lanceur qui réussit à faire passer son noyau dans des trous d'inégale grosseur découpés dans un carton
gagne 20, 50 ou 100 noyaux).
Pour tous ces jeux, l'économie des moyens est remarquable. Pour la morra, les deux mains suffisent. Deux gosses face à face ouvrent en même temps
leurs poings avec un, deux, trois, quatre ou cinq doigts tendus et annoncent très fort leur chiffre : pigeon (deux),trikétramblo (trois), quatro (quatre),
tchiquenta (cinq), six-six (six), setti (sept), iotto (huit), novi (neuf), ou totalarga (dix), . Celui qui a prononcé le chiffre correspondant au total additionné des
doigts levés crie Marqua! Il a gagné.
Vous donnez à deux gamins de Bab-el-Oued une boîte d'allumettes? Ils jouent aux tchapes (on gagne si la boîte lancée en l'air tombe pile du côté de la
figurine, on perd si elle tombe de l'autre côté). Une pièce de monnaie trouée dans laquelle on introduit une papillote de papier devient l'équivalent d'une
petite balle qu'un avant et deux ailiers se passent au pied en cherchant à franchir le but gardé par un goal et un arrière. Cela s'appelle jouer au sou, ou au
demi-jeu, le demi-jeu n'étant que le parent pauvre du grand jeu, le football.
Le foot
Celui-ci est, à Bab-el-Oued, omniprésent, triomphant. Il obsède et possède petits et grands. Il ne règne pas seulement sur les stades, mais dans la rue.
La rue Mizon, la rue Franklin, la rue Léon-Roches, la rue Christophe-Colomb, la rue Fourchault, toutes les rues sont transformées en mini-terrains de jeux
par des galopins qui tapent la balle, avant l'école, après l'école, jusqu'à la tombée de la nuit, et que rien n'arrête, pas même le passage des voitures, Seul
peut interrompre la partie un coup de pied malencontreux qui projette la sphère de cuir dans la boutique d'un commerçant excédé, ce qui oblige à des
négociations délicates : Msieur, tu me le rends, mon ballon? A karbi, je te jure, on recommence plus, on s'en va à côté.
A six ans, on apprend à jouer au foot en force (Antoine, quel shoot terrible il a !) ou en finesse (Tu feintes, tu dribles, tu tchique-tchiques, tu démarques et tu
fais la passe, parce que, si tu joues personnel, elle perd ton équipe).
A quatorze ans, on cherche, à "jouer cadet" à l'un des trois clubs locaux, le Sporting (Les bleu et blanc c'est des lions!), l'Élan ou le S.A.B.O., dont le sigle
rustique désigne - finalement -les Sports athlétiques de Bab-el-Oued. A trente-cinq ans, on pratique encore un peu, mais on passe sa vie comme
spectateur sur les stades.
Supporter acharné, Pedro encourage du geste (forcené) et de la voix (hurlante), les " rayés rouge et blanc " de l'Association sportive de Saint-Eugène. Sa
ferveur célèbre leurs exploits avec une sublime éloquence et excuse leur défaite avec une mauvaise foi superbe.
A Bab-el-Oued, le lundi de Pâques, il ne reste plus que les chats, d'ailleurs innombrables. La veille, les quatre-vingts boulangeries du quartier ont vendu,
milliers, des mounas, ces gâteaux un peu bourratifs, au goût de pain brioché, couronnés d'une légère pincée de sucre .Le matin, tout le monde est parti "
casser la mouna ".
On a mis dans les voitures les miches de pain, les sandwiches jambon, les oeufs durs, les omelettes froides, les tomates juteuses, les cochonnailles,
les fruit de saison, les bouteilles de rosé et les gazouzes, le Selecto, (boissons gazeuses). On va pique-niquer sur l'herbe, à Baïnem, dans les senteurs
toniques de la pinède qui se mêlent à l'odeur de la mer, et on fait la fiesta (fête).
Notre mère, la France
La fiesta, le peuple de Bab-el-Oued en est friand. Pour la fiesta, toutes les occasions sont bonnes : les naissances, les mariages, les communions
solennelles (chez nous, on est catholiques-superstitieux), les anniversaires, les petits prétextes locaux (par exemple, les banquets des sociétés
philharmoniques et sportives et les apéritifs d'honneur, arrosés de la présence de plusieurs conseillers municipaux et d'un parlementaire) et les grandes
dates nationales - 14 juillet, 11 novembre -, que ce jour-là, les fanfares elles sortent les musiques, et les anciens combattants les drapeaux et les
médailles.
Les enfants des écoles, auxquels les instituteurs aiment à apprendre des chansons martiales " bien de chez nous ", rêvent de vaincre ou mourir avec la
République qui nous appelle, de passer par la Lorraine avec des sabots, de défiler avec le régiment de Sambre-et-Meuse ou avec les Allobroges
vaillants. Les dictées et les récitations leur parlent de vallées ombragées, de grasses prairies, de fleuves majestueux, de tout un univers qui parait
fabuleux et fascinant dans un pays où la terre est calcinée, l'herbe rare et les eaux de l'oued bien maigres. Si la France est vue sous des couleurs idéales,
c'est qu'il s'agit d'une princesse lointaine, presque inconnue de ses soupirants, trop pauvres, en général, pour se payer, même en période de vacances,
l'avion pour Paris ou même le bateau pour Marseille. C'est seulement pendant les guerres, et sous l'uniforme que le Babelouedien traverse la
Méditerranée : Mon père, il a fait Verdun, moi, la libération de l'Alsace. Les seuls moments qu'elle pense à nous et qu'elle nous fait venir, notre mère la
France, c'est quand l'Allemagne elle lui tombe dessur et qu'elle a besoin que tous ses fils ils la défendent. Mais qu'est-ce qu'elle fait, elle, quand nous
zotres on a besoin aussi qu'on nous défende?
-Nous défendre contre qui? Contre les A rabes, qu'ils ont bien changé, qu'ils sont plus comme avant.
" Avant ", c'est-à-dire avant l'insurrection de novembre 1954, le racisme paternaliste du " petit Blanc " n'excluait pas la cordialité des rapports avec les "
amis arabes " que l'on invitait rarement à la maison, mais que l'on fréquentait joyeusement au travail, au café, au stade. Ce côtoiement est attesté par
l'abondance des mots arabes dans la langue pataouète.
Le Patos
En 1956, cependant, la plupart des, amis arabes " ne veulent plus de la fraternité condescendante, ni même de l'égalité qu'on leur promet trop tard. Ils
veulent la liberté, qu'ils appellent indépendance. Ils combattent. Ils s'organisent, aux lisières du quartier, dans les immeubles jouxtant Climat-de-France,
l'immense édifice rectangulaire construit par la municipalité Chevallier et l'architecte Aixois Jaques Pouillon. Devant ce qu'il considère comme la montée
des périls ", le Babelouedien moyen fait appel au Métropolitain, au patos (mot espagnol pour canard).